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LE YOGA, UN ESPACE POUR LE SACRÉ Extraits de thèse d'Eveline Grieder, Docteure en sociologie

  • Photo du rédacteur: YOGI-CLAUDE
    YOGI-CLAUDE
  • 26 mai 2022
  • 19 min de lecture

Dernière mise à jour : 6 juin 2022





J'aimerais partagé avec vous des extraits de la thèse du Docteure Eveline Grider. Vous avez tout le loisir de lire la thèse au long si vous en avez le temps. C’est un travail d’une femme de science admirable qui a consacré sa vie au yoga. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01206608/document



Ce travail est celui de toute une vie. Je ne saurais dater la période où j’ai acquis la certitude qu’il était possible d’éprouver deux niveaux de réalité, chacun avec sa logique, son espace, son vécu : la réalité conventionnelle et une autre, en deçà, au-delà, entre… P. 13


Il m’est évidemment apparu que nombre de pratiquants développent une philosophie de vie qui ressemble à ces conceptions archaïques, étant de plus en plus sensibles à la sensorialité, à la nature, à la contemplation, et à une certaine sobriété heureuse. P. 19



La désaffection d’une partie importante de la population des pays occidentaux pour la réflexion et la pratique religieuse, ainsi que la chute des utopies politiques ont créé un immense vide dans nos sociétés. Il est certain que le travail à la fois psychique et physique du yoga favorise un calme et un bien-être, par son aspect de gymnastique douce, agissant sur la physiologie, pour mettre en ordre le système nerveux essentiellement, mais aussi les systèmes endocrine et immunitaire, et encore pour assurer un rééquilibrage émotionnel. P. 27



En somme le yoga favoriserait une raison qui aurait retrouvé le corps : une raison enracinée, sensible, un esprit qui aurait retrouvé sa matière, ou une matière qui aurait accès à son esprit. P. 29



Ce qui distingue définitivement le yoga de toute autre gymnastique douce est l’accent mis sur l’intériorisation, et la conscience aiguë apportée à chaque exercice. P. 40


L’intérêt intellectuel occidental pour la tradition spirituelle indienne est déjà ancien, puisque de grands textes classiques de la littérature yoguique furent traduits à la fin du XVIIIème siècle : les Upanishad11 par le français Abraham H. Anquetil-Duperron, et la Bhagavad-Gîtâ12 par le britanique Charles Wilkins. P. 40


L’accès à cette littérature millénaire contribuera à nourrir une pensée novatrice, à la fois issue des Lumières en ce qui concerne la critique du dogme chrétien et l’aspiration à la liberté de pensée, et en même temps résolument romantique, en ce qu’elle élaborera le thème de la religion naturelle comme un lien consubstantiel entre l’homme et le monde, accessible par un changement, par une altération de l’état de conscience. P. 40


La grande tradition allemande de la Naturphilosophie sera influencée par cette sagesse indienne, mais aussi le transcendantalisme américain de Henry D. Thoreau, Ralph W. Emet Walt Whitman, ainsi que le mouvement symboliste : Stéphane Mallarmé, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, entre autres. P. 41


En effet, la vision du monde proposée par la spiritualité indienne en général, et le yoga en particulier, et telle qu’elle est vécue par les pratiquants occidentaux, semble être un véritable archétype de l’esprit de la postmodernité telle qu’elle est conceptualisée par ce grand chercheur. P. 84


L’intérêt du yoga, comme d’ailleurs de toute autre pratique spirituelle, pour un nouvel imaginaire social, est qu’il s’agit d’un processus de transformation intérieure qui ouvre un nouveau champ d’expérience au corps et à l’esprit, et qui permet de penser autrement son rapport au monde, ses actions, son mode de vie, mais aussi de partager ce vécu significatif, donneur de sens, et cette vision, avec son entourage. P. 108


Il y a ainsi un aspect contagieux des valeurs incluses dans ces pratiques, parce qu’elles résonnent fortement avec le manque-à-vivre et la profonde crise de sens de notre époque, et diffusent de nouvelles images, de nouveaux comportements. P. 108


Le yoga est un art de vivre : il touche surtout le corps et l’esprit de ses pratiquants, et contribue, grâce à son système structurel et symbolique, à opérer une véritable transformation de la réalité vécue qui agit sur le schéma corporel et postural, modifiant considérablement la structure même de l’ensemble de la personnalité. P. 108


La pratique d’un corps vécu, éprouvé de l’intérieur, conduit à renouveler profondément la relation à soi-même. Il est en fait question d’appréhender une altération, une réelle modification de l’état de conscience, afin de vivre une véritable effervescence (Emile Durkheim), une conscience sthénique (Marcel Mauss), un état poétique (Edgar Morin), contrastant radicalement avec la conscience ordinaire, asthénique, prosaïque, de la vie quotidienne. P. 110


Cette expérience non-ordinaire se fait par la contemplation, la méditation, lors d’une en-stase (Mircea Eliade), par contraste avec d’autres techniques d’extase caractérisées par un déchaînement corporel et émotionnel. P. 110


Là, l’effervescence interne s’exprime dans l’immobilité et le silence, et se diffuse au sein d’un état paisible, une fondamentale paix des profondeurs. P. 110


Par cette pratique et par l’accès à cette tranquillité vitale, le pratiquant contribue à désactiver les germes de violence intrinsèque. Ce vécu de la non-violence est à la base de toute la démarche yoguique, depuis la plus haute antiquité, comme moyen d’éradiquer l’agressivité constitutionnelle de l’être humain. Le pratiquant cherche ainsi à dépasser son individualité séparée et égocentrique, en faisant une expérience d’unité retrouvée avec le monde et les autres, ce qui génère une profonde sérénité. P. 110


En somme, il s’agit là, par le travail sur l’ensemble du corps-esprit, de transcender l’intellect, puis les affects personnels, pour s’installer dans une affectivité essentielle, un sentiment pur d’exister, une puissance vitale faite d’ouverture du coeur. P. 110


Une éthique du sentiment pur. La socialité des pratiquants du yoga est faite de recherche de perfectionnement dans les rapports humains et les relations au monde naturel. Il y a une forme d’utopie à réaliser, qui serait la perfectibilité humaine. Cette vision idéale de l’être humain prend racine dans l’ancrage transpersonnel dont je viens de parler : le pratiquant se sent relié à une loi universelle d’harmonie et d’équilibre comme fondement à ses règles de vie personnelles. Il y a ainsi une sorte de retour à une hétéronomie des valeurs, qui s’exprime également dans la théorie et la mythologie sous-jacente à cette antique pratique indienne. Apparaît alors une éthique de l’empathie, de la responsabilité individuelle, de l’aspiration à être au plus près de soi-même, de ses valeurs essentielles, afin d’être un meilleur être humain, selon la jolie formule du Dalaï Lama, une éminente figure symbolique dans ce milieu. L’importance donnée à la sensibilité, à la sensorialité, à une sensualité épanouie est également une caractéristique de cette éthique du pratiquant de yoga. P. 111


Ce n’est peut-être pas un hasard que cette antique sagesse ait rencontré la pensée soixantehuitarde, en rébellion contre le matérialisme égoïste et la violence sur laquelle il repose, ainsi que la pensée hippie, ivre de peace and love. En réalité, la pratique du yoga tend à répandre dans la société des valeurs constitutives d’une critique profonde du monde occidental : la défiance de la politique, le refus de la société de consommation, la volonté d’un retour à la nature, le choix d’un mode de vie profondément écologique. Faire de sa vie une oeuvre d’art. L’esthétique des pratiquants du yoga exprime cette vision du monde : elle est faite d’un goût prononcé pour la beauté de l’espace, modulée par un style représentatif du calme et de la volupté tranquilles. Les images partagées de cette esthétique ont un fort pouvoir symbolique, quasi archétypal, dans lequel la tribu des pratiquants du yoga se reconnaît : goût des matières naturelles, vivantes, des couleurs chaudes, recherche d’une simplicité volontaire, d’un anticonformisme affiché. P. 111


Tout est mis en oeuvre pour que la vie quotidienne reflète la nature plutôt que l’artifice, et la sensorialité heureuse de chaque instant est considérée comme une valeur supérieure : être là, au coeur du monde, dans la beauté du présent. P. 112


OM est issu de l’espace, âkâsha, qui est aussi le ciel, le vide, le milieu initial du cosmos et, étant associé à cet élément le plus subtil, il entraîne l’esprit de l’homme vers cette sphère originelle. C’est pourquoi le silence qui suit sa récitation est un silence qui symbolise l’origine muette du monde, avant l’acte vibratoire créateur, avant même la différenciation des deux principes. P. 147


Cette discipline mentale orientée vers OM, essence des mantras, permettant un approfondissement et une intériorisation de la conscience, va agir sur chitta, c’est-à-dire l’esprit (au sens large, à savoir l’ensemble des fonctions nerveuses, sensorielles, mentales, émotionnelles). P. 148


Cette pratique de la récitation agit à la fois, comme nous l’avons vu, sur la sphère de la respiration, sur l’orientation mentale et sur l’attitude affective, et provoque un dépassement de l’état habituel de la conscience, ce qui est un facteur de calme profond et de grande sérénité. P. 149


Les premiers textes du yoga évoquent essentiellement l’aspect méditatif de cette discipline, avec la Svetâsvatara Upanishad, et les Yoga Sûtra de Patanjali, datés d’environ 300 avant JC. P. 162


L’être humain est considéré comme vivant sa vie en tenant, tout à tour, trois rôles principaux, dans son rapport au monde : il est soit acteur (kartâ), soit récepteur (bhoktâ), soit témoin (drashtâ). P. 163


Le troisième rôle est le moins développé, car, en général, nous remplissons surtout le rôle d’acteur, investi sur le monde extérieur, pleinement impliqué et identifié, ainsi que le rôle de récepteur, ou jouisseur, lorsque nous recevons des plaisirs du monde, ou que nous nous reposons. Dans le yoga, nous explorons ces rôles tour à tour, afin de pouvoir, en passant de l’un à l’autre, par l’organisation de la séance, laisser émerger le troisième rôle, celui de pur observateur, mettant en mouvement une fonction supérieure du psychisme, qui est la conscience d’être là, en train de faire (agir), ou de non-faire (recevoir, jouir). C’est pourquoi, durant les séances de hatha yoga, l’enchaînement posture/relaxation entre les postures est si important, car il permet de tricoter cette trame du faire/non-faire, dans une conscience toujours accrue. P. 163


Ces trois rôles sont dans un rapport de cause à effet l’un par rapport à l’autre dans la pratique et dégagent une certaine expérience yoguique :

- Faire (kartâ) : nettoyages (kriyâ), postures (âsana), exercices respiratoires (prânâyâma), verrouillages (bandha), sceaux énergétiques (mudrâ), travail du son (mantra). C’est le prayog, la dynamique.

- Recevoir (bhoktâ) : observer attentivement les sensations, les mouvements du souffle, mais aussi les perceptions du monde extérieur, ou encore les impressions et sentiments qui naissent pendant l’aspect statique de la pratique, et après les exercices. Cela est une expérience de lâcher-prise, de pure réceptivité aux phénomènes existants à travers le corps grâce à la stimulation due à la pratique. On l’appelle samprayog, comme résultat, effet de la pratique, du faire, comme catalyse d’une intensification expérimentale. P.163


Dans les séances de hatha yoga, il nous est demandé, dans chaque posture, de sentir notre ancrage au sol, ce qui est l’étymologie même de âsana : l’assise, l’assiette, le socle. Même dans la posture d’équilibre la plus étonnante, il doit y avoir la possibilité de se sentir assis, y compris debout, y compris en équilibre sur les orteils…P. 166


Ces principes, élaborés dans les Yoga Sûtra, pour préparer la méditation en posture assise, sont réinterprétés, dans cet institut, comme dans de nombreuses autres écoles de yoga indiennes, dans le but d’approfondir le hatha yoga, en l’enrichissant d’un élément méditatif immédiatement abordable.

- Stabilité (sthira) : tonicité, force musculaire de certaines parties du corps nécessaires à la tenue de la posture.

- Aisance (sûkha) : détente, relâchement des groupes musculaires non nécessaires à la posture.

- Relaxation de l’effort (prayatna shaïtilya) : capacité de détendre l’excès de tension dans les groupes musculaires concernés, pour rendre la posture plus calme, le souffle plus subtil, par un ajustement très poussé des appuis, du centre de gravité, et une excellente conscience de la géométrie de la posture, et des axes corporels.

- Concentration sur l’infinie énergie de vie (ananta samapatti) : c’est une véritable méditation sur la posture, une fois que le corps a pris toute sa place, juste et harmonieuse, dans l’énigme posée par la proposition posturale : comment se tenir tranquille et détendu dans ces figures musculaires, parfois compliquées, parfois nouées ? P. 167


L’enseignement du Kaivalyadham insiste tout spécialement sur ce quatrième principe de la posture, car là, en effet, on tente de toucher le coeur de la pratique : lorsque le corps est serein dans l’espace, et l’esprit serein dans le corps posé dans l’espace, alors l’esprit peut voler dedans et dehors, tout pénétré de sensations et de perceptions d’une telle subtilité qu’elles se changent volontiers en vibration, spanda. Le corps n’est alors plus véritablement massif et dense, mais devient léger et spacieux, empli d’un délicieux sentiment de plénitude vibrante. P. 167


Cela permet à la posture toute entière, l’âsana, de se vivre comme un mudrâ, un geste symbolique, trait d’encre à la belle ligne, tracé de parfaite ellipse posée là, face à la terre, et face au ciel, à sa juste place dans le concert des respires, des vents et des vivants…P. 167


Mais ces techniques ne sont véritablement du yoga que dans la mesure où il y a toujours, à la base, cet appel à l’intériorisation, au ressenti, à la conscience corporelle, et donc une véritable ascèse mentale dans le corps, qui varie selon les écoles, en utilisant soit des visualisations, des déplacements sur les circuits d’énergie, des concentrations sur des lieux particuliers du corps, avec fréquemment une manipulation du souffle. P. 169


Cette cruche, ce vase, contient 7 grandes zones, qui représentent les principales régions fonctionnelles de l’ensemble corps-esprit. En effet, dans cette perspective, le corps est sans cesse confronté à l’esprit et l’esprit au corps ou plutôt, on ne peut pas véritablement les considérer séparément : le corps est investi positivement ou négativement par l’esprit, selon son état de fonctionnement : épanoui, détendu, ouvert ou, au contraire noué, bloqué, fermé ; et l’esprit est, lui, marqué par la présence, équilibrée ou non, du corps. P. 170


Le grand intérêt de la philosophie du yoga, au sens d’école de sagesse, est la constante correspondance entre la structure du cosmos et la structure corporelle, qui permet au pratiquant de cheminer vers la compréhension de la réalité tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En se constituant, dans son être corporel, comme image du monde, et en entrant dans une discipline rigoureuse, austère, exigeante, il peut se situer de façon très concrète dans son rapport à lui même et aux choses : en s’ancrant dans le réel, conscient de l’espace de son corps, il se pose résolument dans sa singularité, sa différence ; en s’appuyant sur la reconnaissance de ses polarités, il s’oriente vers un équilibrage de l’ensemble de ses fonctions corporelles, mentales, psychologiques, afin de traverser son histoire de vie avec moins de remous, plus de bonheur ; enfin, en ayant à l’esprit l’importance de la verticalité, par une perception sensible de son axe vertébral, il aspire à faire monter son esprit vers les sphères de la conscience, en s’appuyant sur les représentations idéales des dieux, ou du rapport privilégié avec une personne divine îshvara ; cette ascension vers la conscience est en même temps un trajet en profondeur vers la découverte de son essence. À force de dépassement, le yogui éprouve par l’expérience que son âtman, son Soi profond, rencontre, rejoint, et peut s’identifier à l’essence des choses, à l’Âme du Monde, brahman. P. 182


Le yoga s’inscrit dans le champ de ce que l’on appelle communément la spiritualité, et qui, dans le monde contemporain, est un phénomène sociologique important depuis la perte massive des repères religieux dès l’après-guerre. D’un point de vue anthropologique, il apparaît que la spiritualité est indissociable de l’humanité toute entière, car elle exprime une expérience et une science de la vie de l’esprit. P. 192


On peut considérer que tout ce qui n’est pas lié à l’aspect matériel de l’histoire de l’homme, mais qui exprime ses préoccupations face au monde qui l’entoure, face au mystère de la naissance et de la finitude, et face à la puissance d’attraction ou de répulsion de ses sentiments intimes vis-à-vis de ses semblables, comme vis-à-vis des autres vivants, ressort de cette grande sphère de la spiritualité. Une aspiration à l’harmonie, à la maîtrise, à l’évolution, est présente, sans aucun doute, depuis l’origine de notre espèce, et elle se rapporte finalement aux catégories fondamentales de l’expérience humaine : rapport au temps, à l’espace, à soi-même, aux autres, à la nature. L’être humain s’interroge essentiellement sur la place qu’il occupe dans le monde et c’est évidemment le besoin de mettre en ordre, et d’éprouver avec intensité ces structures essentielles de l’existence, qui a été au fondement des constructions idéologiques, des croyances religieuses et des cadres sociaux. P. 192


La spiritualité, au sens large, est donc ce qui donne corps à un système de représentations symboliques organisant le champ fondamental, invisible, de ces données originelles de la conscience humaine. Il y est toujours question du sens qui est donné au parcours de vie, aussi bien du point de vue de l’individu que de la société, car aucun être humain ne peut évoluer dans un cadre in-sensé, insensible, incompréhensible. P. 192


L’enseignement véritablement initiatique que j’ai reçu, où la plus haute signification était accordée à la spéculation et au vécu du temps et de l’espace, m’a amenée à considérer cette très ancienne technique de la culture indienne comme un possible paradigme des préoccupations essentielles de l’être humain confronté à son milieu : un être cherchant sans cesse son équilibre existentiel dans une insertion adéquate au sein des données immédiates de sa conscience, éprouvées dans une constante dialectique : le haut et le bas, la nuit et le jour, la vie et la mort, le temps et le présent, l’intérieur et l’extérieur, le masculin et le féminin, la gauche et la droite, etc., et le trouvant par la mise en place de médiations innombrables, fournies par la symbolique élaborée dans sa culture d’appartenance. P. 211


J’ai donc réalisé une enquête qualitative sur les représentations et le vécu des pratiquants du yoga, afin de vérifier la validité de mon hypothèse concernant les éléments archétypaux contenus dans cette discipline, et conduisant, selon moi, à un véritable remodelage de la vision du monde de certains pratiquants, et même à un nouveau sens donné à leur vie. P. 250


La sociologie compréhensive de Michel Maffesoli est, de mon point de vue de chercheure en anthropologie que j’étais au départ, la méthode la plus apte à mettre en évidence comment dans un monde globalisé, hypertechnicisé, et dans lequel les repères symboliques traditionnels sont déstructurés, le besoin de renouveler le sens de la vie pour dépasser l’individualisme, et retrouver un vivre-ensemble plus signifiant, peut s’appuyer sur de nouveaux champs symboliques, portés par des pratiques corporelles très anciennes, issues d’antiques civilisations étrangères à la modernité occidentale, et comment ces nouvelles modalités d’être et de pensée se construisent par le partage d’images structurantes, par des interactions sociétales originales au sein de milieux au fort particularisme, et où les intentions qui poussent à changer de vision du monde se rencontrent et se renforcent dans des cadres spécifiques qui aiguisent les motivations de chaque acteur. On a bien affaire à de véritables microcosmes avec leurs valeurs, leurs rites et leurs représentations, leur éthique et leur esthétique. P. 251


Ces réactions, recueillies à chaud, montrent bien que la pratique du yoga agit comme un tout : ce n’est pas seulement une activité ponctuelle ; c’est un remodelage opérant de personnalité, un ressourcement pour s’établir dans un nouveau mode d’être. Cette efficacité ne cesse de m’interroger depuis trente ans. P. 264


L’oiseau

« La liberté », « la légèreté », la hauteur de vue », « l’autonomie ».

Quasi aucune personne présente ne pourrait prendre cette image comme symbole du yoga. Cela me pose question, car l’oiseau (le cygne et l’aigle particulièrement) sont des symboles puissants du yoga traditionnel : l’âme libérée de la pesanteur retrouve ses ailes et s’envole vers l’espace céleste. Apparemment, cette dimension ultime du yoga n’est pas celle qui est intériorisée par les pratiquants comme essentielle. P. 265


En se percevant avant tout comme de simples êtres vivants, la majorité des personnes de ce groupe se comporte un peu comme des porte-parole d’un nouveau paradigme, d’une nouvelle lecture de la relation que l’être humain devrait entretenir avec le monde, une véritable écosophie. Ces personnes ont une conscience particulièrement aiguë de l’impasse actuelle de la modernité, du rationalisme et de l’industrialisme, et surtout du pouvoir exorbitant de l’Homo Occidentalis sur le reste de la planète. Elles expriment leur critique dans une tentative de vivre autrement, et par un sens très fort de leur responsabilité vis-à-vis du futur, en mettant en avant des valeurs éthiques et expérientielles, renouvelées essentiellement par la pensée orientale. Ce premier décentrement amène certaines d’entre elles à se situer radicalement comme citoyens du monde, et enfants de la terre, dans une vision cosmopolite et écologique où une humanité unifiée, et réconciliée avec son origine naturelle pourrait interroger et remodeler son rapport au monde et aux autres civilisations. P. 295


Les différents moments de mon enquête font apparaître que les motifs d’une grande ancienneté structurant la vision du monde des initiés et yoguis de l’antiquité indienne répondent à certains thèmes fondamentaux présents dans les représentations symboliques de cultures traditionnelles éloignées dans le temps et dans l’espace, mais aussi au vécu d’individus vivant dans notre société contemporaine, et qui pratiquent cette technique psychocorporelle du yoga, telle qu’acculturée dans notre monde actuel. Ceci laisse à penser que nous sommes bien en présence de structures anthropologiques de l’imaginaire spirituel, d’archétypes identiques derrière la spécificité des foisonnements culturels. Ces structures semblent donc exister de tout temps et en tous lieux dans l’esprit humain et l’antique tradition initiatique indienne a eu le génie de les mettre en évidence à la fois sur le plan symbolique et sur le plan existentiel, afin de hisser très haut le degré d’intensité de l’expérience spirituelle. Elles se sont exprimées par l’imaginaire des peuples traditionnels, tout au long du parcours historique de l’être humain, et dans l’immensité géographique des variations culturelles, et elles ont donné lieu à des processus initiatiques ou rituels car elles répondent à un besoin humain fondamental : se situer corporellement et psychiquement de façon à se sentir en harmonie avec soi-même, les autres et le monde environnant, par l’accès à un état de conscience ouvert, favorable à l’équilibre et à la joie de vivre, en passant par une maîtrise des émotions disruptives archaïques. P. 301


Mon intérêt très précoce pour la pensée de Gilbert Durand, et mes recherches de 40 ans sur le yoga, m’ont amenée à privilégier la piste des structures fondamentales de l’imaginaire de cette discipline psychocorporelle à visée spirituelle. P. 348


Le hatha yoga représente une véritable méditation sur le corps, qui se fait grâce à la conscience de l’énergie qui le traverse. En effet, les exercices ne sont pas exécutés pour leur effet gymnique, mais pour l’expérience qu’ils fournissent à la conscience, et qui l’enrichissent. P. 350


C’est lui qui est à l’origine du déconditionnement du mal-être et du reconditionnement au bien-être qui est proposé par la pratique du yoga : c’est en effet par la répétition des consignes que la conscientisation des zones corporelles, et des différents schèmes structuraux du corps se fera. Mais l’approfondissement de la relation consciente aux schèmes corporels dépendra également de la qualité de la concentration-attention, car celle-ci a le pouvoir de bloquer ou de débloquer les circuits neuronaux concernés par cet apprentissage. P. 353


L’intentionnalité est également fondamentale : si l’élève est concentré sur les éléments principaux de sa pratique (où faut-il pousser, tirer, fixer, ouvrir, fermer, lâcher ?), il aura d’autant plus de chances que son corps s’ajuste finement dans ses axes, son centre de gravité, et que sa conscience en intègre les éléments structuraux. Ces stimulations agissent sur le schéma corporel ou schéma postural, qui est l’image intériorisée du corps. Ce schéma corporel, représenté par l’homonculus, comme projection des zones corporelles sur la surface du cerveau, est double : l’homonculus moteur désigne l’organisation des commandes motrices, et l’homonculus sensitif désigne la sensorialité proprioceptive ou la capacité de sentir son propre corps. La répétition de propositions invitant à un travail musculaire conscientisé crée alors une base physiologique pour une autre relation à soi-même, où le corps sera beaucoup plus présent dans la conscience quotidienne. De cette façon la personne vivra de plus en plus à partir de son corps, celui-ci guidant ses actions, plutôt que d’être entraîné malgré lui dans les demandes du moi, qui ne respectent pas toujours ses besoins biologiques. P. 354


En effet, le hatha yoga est une façon de stimuler les réflexes posturaux, par une mise en place très organisée, nous l’avons vu, des point cardinaux du corps, en vue d’une statique équilibrée et d’une verticalité ferme et détendue entre terre et ciel ; c’est un ordonnancement topologique très efficace, et une véritable restructuration de l’image du corps ; au delà, la proposition est d’explorer l’intériorité, afin de donner naissance à, et de laisser s’agrandir, un espace du dedans qui se constitue comme lieu d’incubation d’une conscience épanouie de l’ici et maintenant, vécue au coeur du corps ; enfin, la méditation qui résulte de cette mise en ordre de la forme, et de cette ouverture intérieure, est une écoute profonde du rythme vital essentiel, perçu au travers des pulsations liées au souffle qui sont le signe fondamental de notre appartenance à ces forces existentielles qui nous traversent, et qui viennent du fond des âges. P. 362



C’est en cela que le yoga est une philosophie incarnée, car sa pratique contribue à transformer le corps en symbole. Et nous retrouvons la poésie des réflexions de Mircea Eliade à propos de la logique des symboles : « Tous les systèmes et les expériences anthropocosmiques sont possibles en tant que l’homme devient lui-même un symbole. Il faut ajouter toutefois que dans ce cas, sa propre vie est considérablement enrichie et amplifiée. L’homme ne se sent plus un fragment imperméable, mais un Cosmos vivant ouvert à tous les autres Cosmos vivants qui l’entourent. Les expériences macrocosmiques ne sont plus pour lui "extérieures" et en fin de compte "étrangères" et "objectives" ; elles ne l’aliènent pas de lui-même, mais au contraire le conduisent à lui-même, lui révélant sa propre existence et son propre destin »479 P. 362



LE YOGA COMME UNE RÉINTÉGRATION D’UNE UNITÉ EXISTENTIELLE


Au-delà de la structuration des schèmes fondamentaux de la vie corporelle et psychique, le yoga a pour ambition d’être un moyen d’intégration à un état altéré, une modalité épanouie de la conscience. Le trajet du yoga, en tant que philosophie du sujet, soutenue par l’ensemble des pratiques psycho-corporelles qu’il véhicule et dont il a été largement question, est de passer du mal-être, de la souffrance, du conflit (vyâdhi), à la plénitude de l’équilibre ultime (samâdhi). P. 364


L’état de samâdhi est décrit par Mircea Eliade, dans son essai Le Yoga, comme une enstase, pour le distinguer de l’ex-tase, dans le sens que l’état expérimenté ne donne pas lieu à des expressions corporelles ou émotionnelles, mais à une totale immobilité du corps et de l’esprit ; c’est une méditation parfaite où rien ne perturbe la concentration sur l’objet observé, et pour illustrer cette expérience, le texte classique des Yoga Sûtra parle d’un état du psychisme tel que celui-ci ressemblerait à un diamant si transparent que l’on ne pourrait pas le distinguer du socle coloré sur lequel il se trouve. P. 364


L’ensemble des pratiques posturales et respiratoires a pour unique but de préparer, par cette présence profonde aux structures vitales que sont l’espace du corps et le rythme respiratoire, à ce passage d’un état de conscience ordinaire, qui s’investit généralement dans l’histoire personnelle, à une conscience détachée de tout caractéristique, de tout conditionnement. Ces moments de perfection intérieure ne durent généralement pas, sauf pour les personnes qui, à un certain stade, se sont tellement dissociés de leur personnalité ordinaire que la tradition les appelle les libérés vivants, car ils éprouvent à chaque instant la plénitude de cette ultra-conscience. P. 364


Pour la majorité des pratiquants, l’accès à cet état d’en-stase est rare, mais l’expérience répétée de l’état de méditation, qui le précède, où l’enchaînement des pensées conscientes s’arrête temporairement, laisse des traces importantes dans la relation à soi-même : l’esprit, uniquement occupé à l’intérieur, apprend d’abord à laisser venir à la conscience les impressions, sentiments, émotions, venant du subconscient, généralement refoulés, réprimés ce qui est un puissant facteur de rééquilibrage psychique et donc psychosomatique, puis vient un moment où tous les mouvements de l’esprit s’arrêtent également, et l’objet de méditation brille alors de tout son éclat, dans un espace psychique élargi, qui établit le passage à un état altéré de la conscience, état autre, second. P. 364


La notion de chair du monde est, pour moi, une des plus fascinantes de la philosophie phénoménologique, car elle reprend, en plein XXème siècle, une notion universelle dans l’histoire des religions, celle de corps cosmique. Nous trouvons cette idée développée en Inde dès les Veda, avec la figure du Purusha, corps originel de géant cosmique, plus tard nommé Prajâpati, le seigneur des créatures, et qui, pour ne pas rester seul, sacrifie son unité, par une explosion, ou un démembrement, pour que les fragments de lui-même deviennent les éléments du monde, régis par les principales déités. C’est ainsi que le soleil (Sûrya) vient de ses yeux, le ciel (Svarga), de sa tête, la terre (Prithivî), de ses pieds, le feu (Agni), de sa parole, le vent (Vâyu), de son souffle, la lune (Chandra), de sa pensée, et l’Âme du monde (Âtman), de son âme. Par ailleurs il est dit que lorsque l’être humain apparut, Prajâpati et les dieux entrèrent dans son corps, alors le soleil devint les yeux de l’homme, le ciel sa tête, la terre ses pieds, le feu sa parole, le vent son souffle, la lune sa pensée, âtman son âme. P. 368-369


Le yoga répond de façon paradigmatique à ce besoin de sacré, car il ouvre sur un monde qui nourrit le corps, par le retour aux sensations, aux perceptions, aux impressions, aux sentiments, et l’esprit, par sa poésie multicolore de l’immanence. Au-delà, surtout, sa pratique institue un véritable cadre rituel pour une expérience intérieure quasi initiatique : on vient dans un lieu très esthétisé, on se dépouille de ses attributs sociaux, on communie avec soi-même et avec les autres pratiquants, dans le silence et l’écoute d’une parole chantante, douce et métaphorique, à partir d’un corps aux gestes sublimés, rigoureux et lents. Un cadre, un espace cérémoniel pour plonger à la fontaine vitale, et y recharger son énergie, se recueillir afin de balayer les soucis qui séparent et isolent, éprouver une sérénité venant des profondeurs, et repartir en souriant au miracle d’exister, avec, en bandoulière, un coeur ouvert sur le monde. P. 391


Actuellement beaucoup de personnes décident volontairement de faire un pas de côté, afin de sortir du toujours plus et accéder au vraiment mieux, par une véritable révolution du regard : pour ces alternatifs, indignés et résistants, la joie d’être prime sur la satisfaction d’avoir, la contemplation a un prix supérieur à l’accumulation, et la décroissance matérielle devient un pré-requis pour la croissance spirituelle. P. 402






 
 
 

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